Sorj Chalandon

Il est de tradition qu’un auteur ou une autrice sacrifie à la tradition du Livre d’Or. Quelques mots, trois phrases, un dessin, compliments tracés sur un joli cahier, devenu peu à peu la mémoire des rencontres littéraires organisées par la librairie ou le club de lecture. Accueil chaleureux, attention, animation éclairée d’une rencontre, les mots vont sans efforts du cœur à la feuille d’or. Ils remercient les hôtes du travail accompli. Une formalité fraternelle. Mais tout cela est différent avec l’Encre Malouine. Lorsque je suis invité à la table de Charlotte Cabot, de Charles Montecot, de celles et ceux qui participent à la vie de cette association littéraire, j’ai le sentiment de rentrer chez moi. Un autre lieu de ma vie, qui m’accueille comme il me protège. Non seulement nous y parlons littérature mais aussi, de nous-même, comme rarement ailleurs. En confiance. C’est là, à l’Encre malouine, au creux de la nuit, que j’ai fait entendre la voix de mon père à quelques personnes. Son dernier message, qu’il avait abandonné sur mon répondeur avant de mourir. Cette voix en larmes qui me révélait qu’il avait été Waffen-SS et qu’il ne regrettait rien. Ce testament chagrin, dans lequel il me demandait d’écouter Lili Marlene lorsqu’il serait mort, en l’honneur de ses kamarades « tombés sur les plaines de Russie, d’Ukraine ou d’ailleurs ». Une supplique bouleversante qui avait été son dernier mensonge, comme je le racontais dans Enfant de salaud. Pas facile de faire entendre cette voix morte à des vivants, ces phrases que je connais par cœur, de les avoir tant et tant écoutées. Pourtant, à Saint-Malo, après une belle rencontre avec les lecteurs, un dîner de fête et quelques verres en plus, je n’ai pas hésité. S’il fallait que des amis entendent ce fantôme, c’était bien ceux-là. Mais après cette nuit, comment tracer quelques compliments convenus sur un Livre d’or ? Lorsque tout a été dit, lorsque le silence d’après mon père a résonné comme un requiem, j’ai compris pourquoi trois mots en plus n’avaient pas grand sens. Mais il y a plus bouleversant encore. En début de soirée, une lectrice s’est approchée, crâne dénudé par la chimio, pour se procurer mon roman « Une joie féroce ». Dans sa main fermée, elle tenait le foulard pudique qu’elle avait eu le courage d’enlever en public. Alors j’ai su pourquoi je n’écrirais pas grand-chose de plus sur le livre d’or de l’association. Parce que le livre c’était elle. L’or c’était elle, cette combattante toute menue. C’était la voix de mon père dans la nuit malouine. C’était la tendresse de Charlotte. Le regard élégant de Charles. Vous toutes et tous qui vous étiez déplacés ce soir-là. Le Livre d’or de l’Encre malouine, c’est vous qui l’avez écrit.