Bateau ivre

Une nouvelle adhérente de l'Encre Malouine a écrit un texte sur la Route du Rhum.

 

Nous sommes heureux de le publier ici.

 

Bienvenue à Catherine, merci et à très bientôt !

 

 

Bateau ivre

 

 

 

Le cap Fréhel est déjà loin.

 

Loïc Camarec, engoncé dans sa parka orange, arbore un large sourire. Son Ultime dernier cri glisse sur l’eau à vive allure.

 

Pas de précipitation ! se dit-il, tant que Gaël Lecoq est en vue, tous les espoirs sont permis.

 

Il borde la grand-voile et pose son regard sur l’horizon. Un flamboyant soleil se laisse glisser dans l’eau, la silhouette d’une famille de dauphins transperce le revers des vaguelettes argentées, tout est calme et Loïc savoure ce délicieux moment.

 

C’est l’heure du casse-croûte, pense-t-il en descendant dans le réduit qui fait office de cuisine - salle à manger – salon – chambre – bureau. Il allume la bouilloire pour redonner vie à sa blanquette de veau lyophilisée et jette un œil sur les écrans lumineux où une carte marine s’affiche. Il regarde sa montre, constate qu’il lui reste quarante-sept minutes avant la sixième porte de sommeil. Loïc attrape la barquette-repas réchauffée par l’eau bouillante, se cale dans le carré et tout en mangeant, commente la météo à haute voix.

 

Je vais me farcir une putain de tempête ! Allez matelot, prends des forces, ça va souffler ! s’encourage-t-il

 

Son repas englouti, Loïc déploie le confortable matelas ergonomique, enclenche le pilote automatique et reçoit un appel du routeur.

 

Loïc ? tu m’entends ? t’as vu la météo ? ça va tanguer! il faut que tu prennes un peu de repos avant la tempête. Bon courage. Ah! au fait, tu sais qu’on change d’heure cette nuit ? Allez, dors bien

 

Loïc sombre dans un profond sommeil et cinquante minutes plus tard, le bip-bip du réveil retentit. Un grand verre d’eau et le voilà debout sur le pont. C’est la nuit, une nuit noire, légèrement éclairée par une petite lune blafarde, on n’entend que le bruit des vagues qui se brisent violemment sur la coque et le vent qui hurle dans les haubans. Loïc est projeté à l’avant malgré le harnais qui le retient et se tend. Il se cogne la tête sur la bôme. A demi- assommé il roule sur le trapèze. Son regard se pose au sommet du mât. Loïc se fige, interloqué par la présence d’un homme en ciré orange, qui s’affaire sur le gréement à plus de quarante mètres de hauteur. Loïc reprend ses esprits, passe sa main sur sa tête pour s’assurer qu’il n’a pas subi un traumatisme crânien quand une énorme vague le submerge. Aussitôt, il réalise que tout cela est bien vrai et s’insurge :

 

Mais d’où il sort, ce type ?

 

Loïc se redresse d’un bond. Il est trempé des pieds à la tête, détail sans importance à ce moment précis, il faut agir vite. La tempête se déchaîne, le vent le bouscule hargneusement mais il garde les yeux rivés sur le sommet du mât.

 

Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? Je fais une course en solitaire et j’ai un gus qui a élu domicile sur mon bateau, il va me faire éliminer, l’imbécile !

 

Fou de rage, il entreprend l’ascension du mât, mais le poids des deux hommes crée une gîte inappropriée. Il saute sur le trapèze avant que le catamaran ne se retourne et crie de toutes ses forces des insultes à l’adresse de l’invité surprise.

 

Gonflé ce mec ! en plus il a pris ma parka ? se dit-il au moment où il constate qu’il porte lui aussi sa parka orange. Alors il s’habille comme moi : bizarre !

 

Maintenant, le voilà qui descend tranquillement du mât et dit :

 

Je t’ai sauvé la mise mon vieux ! sans moi, finie la croisière !

 

Loïc fulmine: pour qui il se prend ?

 

Au fait, je m’appelle Loïc. Ta voile s’est détachée pendant que tu dormais. Tu pourrais me remercier au lieu de faire une tête pareille !

 

Loïc le regarde avec des yeux effarés. L'autre enchaîne :

 

Je me ferai bien un petit café, moi !

 

Loïc est soudain tiraillé . Il ne sait plus s’il doit considérer l’inconnu comme un allié ou comme un ennemi. Il remarque qu’il n’a pas eu besoin de lui montrer où était rangé le café. Visiblement ce deuxième Loïc connaît la cabine aussi bien que lui. Il est perdu, il se voit dans cet autre. Les gestes de l’homme sont identiques aux siens. Alors Loïc sort ! Il va sur le pont prendre l’air. La tempête s’est calmée. Il gonfle ses poumons, s’étire et retourne vers la cabine car il a entendu un cliquetis, signe d’un appel radio.

 

- Bonjour à tous les skippers ! Il est trois heures du matin. Tout le monde a pensé à changer l'heure de sa montre ? On vous souhaite une belle journée !

 

Il se retourne vers son double.

 

Mais Il n’est plus là.

 

Il a disparu.


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